L'inspecteur mettant une évidente mauvaise volonté à répondre à ses questions touchant Fettercairn, Miss McCarthery changea son fusil d'épaule et prononça un véritable plaidoyer en faveur du sergent McClostaugh. Elle convint qu'il était nettement plus bête qu'il n'était permis, qu'il accumulait les sottises, mais qu'enfin on y était habitué à Callander et que son départ risquait de livrer une partie de la population à un remords qui ne finirait point. Laggan, surpris et un peu énervé, répliqua sèchement :
— Décidément, Miss, je ne vous comprends pas ! Les autres pas plus que vous d'ailleurs! vous passez votre temps à vous injurier, quelquefois à vous battre avec McClostaugh et lorsque je vous propose de vous en débarrasser, vous prenez sa défense !
— Je conviens, inspecteur, que notre attitude peut paraître étrange, mais vous devez admettre que McClostaugh fait partie de notre décor quotidien... Il me semble que si, un jour, je n'apercevais plus sa gigantesque silhouette dans la Grande-Rue j'en serais bouleversée... A mon âge, Mr Laggan, on ne se défait pas facilement de ses habitudes et Archibald est devenu, pour moi une habitude...
— Pour vous, peut-être, mais pour les autres?
— Il en est de même... Tenez, quand Archie tombe malade... Vous savez qu'il est vieux garçon... Eh bien! chacun s'ingénie à lui apporter, par l'intermédiaire de Tyler, tout ce qui peut l'aider à guérir au plus vite... Ni d'un côté ni de l'autre, on ne voudrait admettre qu'on s'intéresse au camp d'en face et pourtant... Vous savez, inspecteur, que nous autres Highlanders vivons à notre façon dans la réalité... On lui ajoute le piment qui lui manque.
Alister la regarda en souriant :
— Autrement dit, vous êtes tous un peu fous ?
— Peut-être, mais c'est une folie généreuse, Mr Laggan, qui nous porte toujours à défendre les opprimés et à combattre l'injustice ! c'est la raison pour laquelle nous avons pris fait et cause pour Dougal Fettercairn !
— Vous n'admettez jamais que vous puissiez vous tromper ?
— Rarement, en tout cas... Inspecteur, pourquoi vous acharnez-vous contre ce malheureux Dougal ?
Pousser la porte du jardin de Miss McCarthery évita au policier de répondre.
Sitôt que les arrivants eurent franchi le seuil du living-room, Rosemary se précipita, les bras au ciel.
— Miss
Imogène! il paraît que vous en avez
encore fait de...
Mais les mots expirèrent sur ses lèvres à la vue d'Alister qu'elle se contenta de saluer avant de se retirer, un peu honteuse et s'en voulant de sa maladresse. Imogène ne tarda pas à offrir le verre de l'amitié à son hôte qui ne fit point de façon pour l'accepter. Miss McCarthery avait son idée. Elle voulait attendre que la douceur du home ait agi sur le policier pour l'attaquer brusquement, sur l'homme qu'elle protégeait. Ce dont l'Écossaise ne se doutait pas, c'est que Laggan avait parfaitement compris son plan. Après la première tournée, la vieille fille déclencha son offensive :
— Inspecteur, je ne croirai jamais à la culpabilité de Dougal Fettercairn!
— C'est que vous laissez la passflon l'emporter sur votre jugement.
— Allons donc! vous-même vous n'y croyez pas totalement!
— A quoi voyez-vous ça, Miss ?
— Si vous étiez convaincu que Fettercairn est un criminel en fuite, vous n'auriez pas confié au seul pauvre McClostaugh le soin de le retrouver!
— A moins que je sache où il s'est réfugié.
— J'ai le
sentiment que vous bluffez sans que
je puisse deviner le but de votre bluff?
Sans bouger, Laggan appela :
— Mrs Elroy?
Rosemary qui, naturellement, écoutait derrière la porte, s'avança :
— Vous désirez, Sir?
— Veuillez dire, je vous prie, à Mr Fettercairn qu'il ferait mieux de sortir de sa cachette. Il serait temps que nous ayons une conversation lui et moi.
La servante voulut protester mais un sec :
—
Dépêchez-vous, Mrs Elroy, s'il vous plaît!
Et la bonne femme disparut. Imogène qui avait
entendu ce court dialogue en n'y comprenant rien du tout, exigea des explications.
— Inspecteur! qu'est-ce que Rosemary a à faire dans cette histoire?
— Miss McCarthery, il n'était nul besoin d'être devin pour supposer que Fettercairn ayant stupidement choisi de me fuir, se réfugierait chez la seule personne qui, à Callander, lui avait vraiment témoigné de l'amitié et promis sa protection.
— Vous voulez dire qu'il est ici? chez moi?
— Je pense que Mrs Elroy ne lui a pas refusé l'abri qu'il implorait, afin de ne pas vous déplaire.
— Mais
Rosemary n'aime pas du tout Dougal !
Laggan sourit :
— Seulement,
elle vous aime et sa tendresse
pour vous dépasse son animosité envers notre
fugitif.
Pour cacher son émotion, Imogène se hâta de boire une bonne rasade de whisky et cela au moment où Fettercairn, assez penaud pénétrait dans la pièce, suivi de Rosemary. Le policier, sans manifester le moindre sentiment, dit d'un ton posé :
— Asseyez-vous, Mr Fettercairn.
Lorsque le jeune homme eut obéi, il s'enquit :
— Pourquoi vous êtes-vous sauvé, mon garçon ?
— Je ne sais pas.
— Je ne vous crois pas.
— Mais...
— Vous vous êtes sauvé parce que vous êtes le meurtrier de Moira Skateraw.
— Je vous jure que...
Laggan leva la main pour endiguer les protestations de son interlocuteur.
— Je ne peux plus ajouter foi à vos dires, Mr Fettercairn, car vous ne cessez de mentir.
— Je vous affirme...
— Non, Mr Fettercairn! Pour quelles raisons m'avez-vous, assez sottement, assuré que vous travaillez à la banque Moorfoot?
— Je... je ne sais pas.
— Vous le savez parfaitement, Mr Fettercairn.
En vérité, vous occupez un poste à la Barclay où Mrs Skateraw a sa fortune... Avant de la rencontrer par hasard, au Jardin botanique d'Aberdeen, vous n'ignoriez pas qui elle était. C'est pour la voir que vous vous êtes rendu à Aberdeen... Il paraît que cette jeune femme confiait volontiers ses déceptions matrimoniales à qui voulait les entendre et je suppose qu'un ou une de vos collègues vous a rapporté les confidences de Mrs Skateraw. Alors, vous avez décidé d'entreprendre sa conquête et celle de son compte en banque. Est-ce que je me trompe ?
— Totalement.
— Je serais heureux que vous me le démontriez.
— Quoi que vous vous figuriez, inspecteur, ce n'est pas pour son argent que j'aimais Moira... Si je ne vous ai pas révélé que je travaillais à la Barclay, c'est justement, je craignais que vous n'alliez tout de suite à la conclusion à laquelle vous êtes, quand même, arrivé. C'est bien par hasard, inspecteur, que j'ai rencontré Moira et si j'ai eu l'audace de l'aborder, c'est que justement je la savais malheureuse en ménage... Enfin, il y a une question que vous pourriez vous poser, il me semble : pour quelle raison l'aurais-je tuée? Que gagnais-je à sa mort? Elle ne m'a pas fait son héritier, je suppose ?
— Non, c'est son mari.
— Alors...
— J'ai appris que Mrs Skateraw avait retiré une très grosse somme au cours de ces dernières semaines. Où est passé cet argent? Son mari assure qu'il n'en a pas vu la couleur.
Amer, Fettercairn remarqua :
— Lui, vous le croyez... Écoutez, inspecteur, si le criminel n'est pas toujours celui à qui le crime profite, c'est encore moins celui à qui le crime ne rapporte rien! J'imagine que vous avez dû mener une enquête sur mon compte ? On ne vous a sûrement pas dit que je menais une existence dissolue ou que j'avais une maîtresse. Je veux arriver, inspecteur, et ne devoir ma réussite qu'à mes seuls efforts !
— Vous courtisiez cependant une femme riche.
— Et puis après ? Pourquoi sa fortune aurait-elle été un obstacle entre elle et moi? Nous n'avons jamais abordé ce sujet avec Moira.
— Dois-je entendre que cet argent vous était indifférent? que vous l'auriez refusé, le cas échéant ?
— Indifférent? oui. Le refuser pour m'aider à sortir de la foule et au cas où Moira me l'eût proposé? non. Or, sa disparition ne m'avantage pas, au contraire... Maintenant, tant que vous n'aurez pas arrêté le vrai meurtrier, le doute et la méfiance me suivront partout.
Imogène, profondément convaincue que Dougal exprimait la vérité, s'en prit à Laggan.
— Je ne comprends pas, inspecteur, que vous vous acharniez après ce garçon et que vous refusiez d'envisager la culpabilité du mari que la mort de sa femme rend riche!
— Parce que Skateraw se trouvait à Liverpool tandis qu'on assassinait son épouse.
— C'est faux!
— Les employés de l'hôtel où il était descendu et les organisateurs du meeting auquel il participait m'ont assuré qu'il ne s'était pas absenté.
— Ils ont menti !
— Dans quel but ?
— Je l'ignore, mais ils ont menti puisque je l'ai vu, de mes yeux, vu peu de temps avant la mort de sa femme!
— Je ne puis vous croire, Miss.
— Comme vous voudrez, mais si vous supposez que je laisserai triompher l'injustice, vous vous trompez!
— Vous voilà remontée sur vos grands chevaux !
— Je ne puis supporter qu'on accable les innocents et qu'on laisse les coupables en repos.
Alister soupira :
— Tout serait
si simple et si facile, Miss, si l'on
vous écoutait...
Il se leva.
— Merci pour le whisky. Je rentre à Perth. Mr Fettercairn, je ne vous arrête pas, parce que je n'ai pu réunir les preuves nécessaires à votre inculpation. Soyez persuadé, cependant, que je ne m'avoue pas vaincu. Je ne lâche pas facilement prise. Je suis très patient. Je vous conseille de revenir au plus tôt à Edinburgh et de n'en point partir sans notre permission. Je ne vous dis pas adieu car je suis sûr que nous nous retrouverons bientôt... Au revoir à vous aussi, Miss McCar-thery... J'espère qu'à notre prochaine rencontre, le problème sera élucidé. A propos, vous ne voulez toujours pas m'apprendre l'objet de la visite nocturne de Mr Fettercairn?
— Il m'apportait un message de Moira.
— Vous l'avez gardé?
— Non.
— Dommage... Que vous annonçait ce message ?
— Ainsi que je vous l'avais dit, depuis qu'elle avait aperçu son mari, Moira avait peur... Elle me demandait, au cas où il arriverait malheur, de... de veiller sur Mr Fettercairn.
Imogène ne croyait pas mentir. Simplement, elle interprétait la confiance que lui avait témoignée Moira en lui envoyant ses bijoux.
— Il est vraiment regrettable que vous ayez détruit cette lettre.
— Vous ne me croyez pas ?
—
Excusez-moi... Pas tout à fait.
A son tour, la vieille fille se dressa.
— A votre
guise, inspecteur! Mais moi qui n'ai
pas vos préjugés, je vais me battre pour vous
prouver que vous vous trompez et que Keith
Skateraw se trouvait bien ici le soir où sa femme
est morte !
Laggan s'inclina :
— Je ne doute
pas de votre énergie, Miss, et
comme je suis beau joueur, je vous remets deux
photos de Skateraw afin de vous aider dans vos
recherches.
* * *
Lorsque le policier les eut quittés, Fettercairn prit la main d'Imogène.
— Je n'oublierai jamais ce que vous avez fait, ce que vous faites, ce que vous ferez pour moi, Miss.
— Je le fais surtout — pardonnez-moi — pour Moira. En vous défendant, je défends son amour.
Elle vous aimait plus que tout au monde, Dougal Fettercairn, ne l'oubliez pas à votre tour. Si Skateraw est son meurtrier, je n'aurai pas de répit que je ne l'aie entendu condamné à la potence ou à la prison à vie. Rentrez à Édinburgh. Essayez de vivre comme avant et comptez sur moi pour le reste.
Miss McCarthery n'eut pas le temps de retirer sa main avant que le jeune homme ne l'ait embrassée.
* * *
Le sergent McClostaugh n'avait pas obéi aux ordres de l'inspecteur lui intimant de se mettre en campagne pour rechercher Fettercairn. La semonce qu'il avait publiquement subie et la perspective de quitter Callander pour se retrouver comme une vieille épave sur un rivage qu'il ne connaîtrait pas, lui avait sapé le moral. Assis à son bureau, les coudes sur son sous-main, il se tenait la tête et, les yeux clos, demeurait dans une espèce de torpeur dont Tyler n'avait pu l'arracher. De guerre lasse, le constable était sorti dans l'espoir qu'en son absence, il se produirait un événement susceptible de faire revenir son chef au sens de la réalité. Cet événement fut l'entrée d'Imogène dans le poste de police où elle se sentait chez elle. Quand elle vit l'état dans lequel se trouvait le sergent, elle s'enquit gentiment :
— Ça ne va pas, Archie ?
Sur McClostaugh, la voix de Miss McCarthery produisait un effet que le plus fort révulsif n'aurait pu produire. Il sursauta et découvrant l'Écossaise devant lui, râla presque :
— Vous... Encore vous...
Dans son regard quasi vitreux s'alluma une mauvaise lueur. Inconsciente du danger, la vieille fille poursuivait :
— Il ne faut
pas vous mettre dans des états
pareils, Archie!
Sans répondre, McClostaugh ouvrit son tiroir, en sortit l'énorme revolver qui n'avait jamais servi et le braquant sur sa visiteuse :
— Je me fiche d'être pendu!... Je me fiche d'être envoyé en exil...! Mais je ne laisserai pas une créature de votre acabit derrière moi !
— Vous savez bien que vous ne m'abandonnerez pas, Archie.
— Quoi?
— De quelle façon vous y prendriez-vous pour vivre sans moi?
— De cette façon!
Et Archibald McClostaugh, sergent dans la police de Sa Majesté, s'oublia au point d'appuyer sur la gâchette de son arme dans une intention nettement homicide. Le coup de feu, tiré par cette arme qui datait du temps de la Guerre des Boers, fit un bruit fantastique dont l'écho se perçut à plus de cinq cents mètres à la ronde. Des gens sortirent sur le pas de leur porte, levèrent le nez pour tenter de voir l'appareil à réaction qui venait de franchir le mur du son et, furieux, tendirent le poing vers le ciel vide. Mais Dieu qui aime bien les Écossais et plus particulièrement les Highlanders, s'arrangea pour que la balle passât un bon mètre au-dessus de la tête de la fille aux cheveux rouges et qu'elle s'en fut faire éclater le nez de la reine du Royaume-Uni qui, de son regard de plâtre, veillait sur le poste de police. Ramené à une claire conscience de ses actes par la déflagration et ses conséquences, Archibald, la bouche béante, l'œil rond, sombrait dans un abîme de honte, tandis qu'Imogène, essayant de dominer une panique rétrospective, disait d'une toute petite voix :
— Vous vous
rendez compte, sergent McClos-
taugh, que vous venez de commettre un crime de
lèse-majesté ?
Le policier tourna vers sa visiteuse un regard prodigieusement vide. Miss McCarthery murmura:
— Vous vouliez vraiment me tuer, Archie ?
Le policier n'avait pas l'air de comprendre et, un instant l'Écossaise craignit que sa raison n'ait cédé. Obéissant à un élan de pitié, elle se leva, contourna le bureau et posa une main maternelle sur l'épaule de l'énorme gaillard.
—
Reprenez-vous, Archie! Nous avons encore
un travail à mener à bien, vous et moi!
Le sergent eut un sanglot et gémit :
— Travailler
ensemble? J'aime mieux mourir...
D'ailleurs, je n'ai rien plus à faire ici bas, puisque
je viens de déshonorer mon uniforme en m'étant
laissé aller à un geste criminel, en détruisant
l'effigie de ma souveraine, en étant chassé de
Callander... Je sais que tout cela est arrivé par
votre faute, Miss, mais un homme sur le point de
mourir n'a plus de rancune au cœur... Je vous
pardonne, miss McCarthery, et même je compte
sur vous pour que ma dépouille soit enterrée à
Callander... Peut-être que ceux ne m'ayant pas
accepté vivant, me toléreront-ils mort?
Son moment d'attendrissement passé, Imogène retourna vite à son irascibilité coutumière.
— Avez-vous bientôt fini de proférer des insanités, McClostaugh?
— Mais...
— Taisez-vous et écoutez-moi!
Elle revint se planter devant le policier, de l'autre côté du bureau.
— D'abord,
vous n'avez jamais essayé de me
tuer ! Sous l'effet de la colère, — une
colère absurde,
d'ailleurs — vous avez
appuyé sur la gâchette de
votre arme. Ensuite, vous n'avez démoli que le
buste en plâtre d'une usurpatrice, vous le rempla
cerez à vos frais si vous y tenez, sinon on s'en
passera bien volontiers... Si vous étiez un High-
lander courageux, vous profiteriez de l'occasion
pour substituer à ce buste une reproduction d'un
portrait de notre souveraine légitime, Marie
Stuart, mais je me doute qu'il ne faut pas trop
vous en demander. Enfin, vous n'avez pas encore
quitté Callander. J'ai plaidé votre cause auprès
de l'inspecteur... Il m'a paru disposé à m'écouter,
toutefois une action d'éclat de votre part faci
literait les choses.
Il la contempla, méfiant.
— Quel genre d'action d'éclat, Miss ?
— Par exemple, découvrir le meurtrier de Moira Skateraw.
— Mais votre Fettercairn est...
— Non! Croyez-moi si je vous affirme que ce n'est pas lui, McClostaugh. Quelle que soit l'opinion que vous avez de moi, je suis sûre que vous ne me jugez pas capable de protéger un criminel, n'est-ce pas ? J'ai vu le mari de Moira la nuit du crime, ce mari qui était supposé être à Liverpool! je vous jure sur la tête de mon père, Archie, que je l'ai vu!
La gravité de ce serment troubla le sergent qui ne se rendit cependant pas du premier coup.
— Vous êtes la seule à l'avoir aperçu, Miss ?
— Non, Moira elle aussi connaissait sa présence à Callander... Réfléchissez, Archie, comment aurais-je reconnu Skateraw si sa femme ne me l'avait pas décrit et pourquoi me l'aurait-elle décrit si elle n'avait été sous le choc émotionnel de cette rencontre inattendue?
McClostaugh était perplexe. Pour une fois, il devait convenir que le raisonnement de l'Écossaise se tenait.
— Admettons... Qu'est-ce que vous désireriez que je fasse ?
— D'abord que vous m'accordiez votre appui, car je ne puis interroger certaines personnes qui m'enverraient promener ce qu'ils n'oseront pas, avec vous.
Archibald se rengorgea et convint :
— Le fait est...
— Il faut que nous arrivions à dénicher d'autres gens qui auraient pu remarquer la présence de Skateraw la nuit du crime et si nous y parvenons, l'inspecteur sera dans l'obligation de modifier son opinion. L'existence d'un innocent est en jeu, McClostaugh, vous et moi ne devons plus penser qu'à cela! J'ajoute que si nous réussissons, la population de notre petite ville vous en aura de la gratitude et ne supportera pas l'idée de votre éventuel départ. Le policier hésita un instant, puis avoua :
— J'ai sans
doute été un peu dur avec Mr Fetter-
cairn.
D'un ton empreint de noblesse, Miss McCar-thery s'écria :
— Cette phrase
vous honore Archibald McClos
taugh. Un Highlander ne se serait pas exprimé
autrement!
Elle lui tendit une main que le sergent saisit.
— Je vous retrouverai ce soir au Fier Highlander, Archie, pour montrer à tous que nous sommes devenus amis et pour établir notre plan de campagne. A ce soir, Archie.
— A ce soir, Miss.
Imogène s'apprêtait à franchir le seuil du poste de police lorsque McClostaugh la rappela.
— Miss?
— Oui?
— C'est vous qui paierez la tournée, n'est-ce pas?
Attendrie, l'Écossaise secoua gentiment la tête. — Ma parole, vous êtes devenu un vrai High-lander, Archie!
*
* *
Devant Rosemary déconcertée, Imogène passa le reste de la journée à tenir des propos que la vieille femme jugeait incohérents. Empêchant sa gouvernante de vaquer aux soins du ménage, Miss McCarthery tenait à l'avoir pour auditrice. Fonçant de long en large dans le living-room, elle plaidait la cause de Fettercairn, les droits imprescriptibles de l'amour, la félonie de Skateraw ayant choisi la plus lâche des vengeances. Elle invoquait les Highlanders des temps passés et les sommait de servir de témoins à la pauvre Moira qui les avait rejoints. Elle dénonçait l'entêtement de l'inspecteur Laggan qui, comme la plupart des policiers, se montrait toujours partisan des solutions faciles. Elle ne s'arrêtait pas et son éloquence abrutissait Rosemary qui profita d'une courte absence de sa maîtresse pour aller vérifier dans le coffre aux alcools, si le niveau de la bouteille de whisky n'avait pas trop baissé.
Vers cinq heures, Imogène à bout de souffle, épuisé par sa propre véhémence, monta s'étendre quelques instants sur son lit et Rosemary, enfin libérée, retourna à sa cuisine, inquiète. Elle craignait que son vieux « baby » ne tint de son père cette propension aux discours née d'une commune passion pour le whisky. Mrs Elroy était persuadée que seul le mariage aurait pu arrêter Imogène sur la pente où elle se laissait glisser. Il ne lui venait pas à l'idée que son nourrisson d'autrefois avait, aujourd'hui, nettement dépassé l'âge de convoler. A six heures, Miss McCarthery fit une entrée remarquée au Fier Highlander en compagnie du sergent McClostaugh. Boolitt et les consommateurs ne surent pas, sur le moment, quelle attitude adopter. Imogène mit fin aux hésitations en déclarant :
— Mon ami
Archibald et moi avons décidé
d'unir nos efforts pour prouver l'innocence de
Mr Fettercairn sur lequel la police officielle
s'acharne injustement.
Cette affirmation ne suscita pas l'enthousiasme escompté et l'Écossaise dut ajouter :
— L'inspecteur
Laggan a l'intention de déplacer
McClostaugh et je suis certaine que vous penserez,
comme je le pense, qu'aimant à régler nos affaires
nous-mêmes, nous ne pouvons admettre que des
étrangers nous disent qui peut ou ne peut pas
vivre chez nous!
Dès l'instant qu'il s'agissait de proclamer l'indépendance de Callander, tout le monde était d'accord et chacun promit d'agir de son mieux pour aider Miss McCarthery et le sergent McClostaugh dans leur entreprise généreuse. Imogène vainquit les dernières résistances en offrant une tournée. Boolitt ne voulut pas rester en reste, ni Fergus Mclntyre pas plus que William McGrew. Archi-bald, en dépit de sa passion pour l'économie, se vit dans l'obligation de suivre le mouvement pour ne point soulever les suspicions les plus légitimes quant à sa sincérité. Le résultat de ces générosités multipliées fut que vers sept heures, au Fier Highlander régnait une atmosphère des plus optimistes. Lorsqu'ils furent tous arrivés à cet état d'euphorie où les difficultés disparaissent, les obstacles s'évanouissent, les impossibilités deviennent possibles, ils convinrent que tout pourrait être pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais un monde qui reconnaîtrait ,une fois pour toutes, la nette supériorité des High-landers, et plus particulièrement celle des habitants de Callander. On résolut, dans l'enthousiasme, de se transformer en limier et chacun jura d'interroger n'importe qui n'importe où, pour essayer de déceler s'il y avait trace de ce Skateraw dans la mémoire des gens. On porta un toast à la réussite de projets ayant pour objet de voler au secours de l'innocence et l'on s'admira mutuellement de témoigner de tant de grandeur d'âme. Légèrement éméché, McClostaugh pleura sur l'épaule de Boolitt en lui jurant qu'il n'avait jamais nourri la moindre mauvaise intention à l'égard de sa femme. Le patron du Fier Highlander tapota amicalement le dos du sergent.
— Je sais, mon vieux, je sais... Une simple plaisanterie de ma part pour me venger de Mrs Boolitt...
— Et puis, hein, Ted, pour avoir des visées sur votre malheureuse épouse qui ressemble à tout sauf à une femme, il faudrait être un pervers, pas vrai?
Il y avait des limites à ne pas dépasser et quel que fût l'opinion de Ted sur sa femme, il n'entendait pas qu'en public, on se permit des remarques qui blessaient son amour-propre. Il écarta le policier de lui et le tenant par le devant de sa tunique, il questionna :
— Mr
McClostaugh, je vous serais obligé de
préciser votre pensée.
Archibald eut un rire idiot.
— Ma pensée,
Mr Boolitt? c'est tout simple
ment que Mrs Boolitt pourrait même pas servir en
qualité d'épouvantail à moineaux.
— Vraiment?
— Vraiment! Voyons, Mr Boolitt, avez-vous jamais vu...
Sèchement, Boolitt interrompit son interlocuteur.
— Ce que j'ai vu ou pas vu ne vous regarde pas, Mr McClostaugh! Par contre, moi, je peux vous montrer quelque chose que vous n'avez jamais vu?
— Et quoi donc?
— Ça.
Le poing droit de Ted atteignit le menton du sergent avec une violence telle que celui-ci tituba sur place, exécuta deux tours sur lui-même du plus joli effet avant de s'écrouler aux pieds d'Imogène indignée.
— Ted Boolitt,
c'est ainsi que vous respectez
nos engagements?
Assez penaud, le patron s'excusa.
— Que voulez-vous, il m'énerve, Miss!
— Ce n'est pas une raison!
— Je vous prie de me pardonner, Miss.
Et pour bien montrer la sincérité de son repentir, Boolitt s'agenouilla auprès de McClostaugh et lui entonna une bouteille de pur malt qu'il vit couler avec un tel serrement de cœur qu'il ne put s'empêcher de constater :
— Il y en a
vraiment qui doivent avoir la gorge
en papier buvard et l'estomac comme une éponge...
Soumis à ce régime de luxe, Archibald revint assez rapidement à lui et faillit pleurer en constatant qu'il avait ingurgité un aussi précieux liquide dans un état d'inconscience. Pour achever sa pénitence, Ted dut laisser le policier savourer ce qu'il restait dans la bouteille et quand il retourna à son comptoir, il confia à McGrew que jamais des excuses ne lui avaient coûté aussi cher. On convainquit McClostaugh qu'il avait glissé et s'était frappé le menton contre l'angle d'une table et tout s'acheva dans une réconciliation générale. Avant que la compagnie ne se séparât, Miss McCarthery crut bon de s'inquiéter de Mrs Boolitt dont l'absence l'intriguait. Le mari répondit que sa femme gardait le ht.
— Elle est malade ?
— Pas précisément... Elle se sent plutôt mal en point.
— A la suite de quoi ?
— D'une explication que nous avons eue tous les deux.
Au cours des jours qui suivirent, on vit des gens — que certains avaient jusqu'ici tenus pour raisonnables — s'égayer dans Callander, interrogeant celui-ci, questionnant celui-là pour savoir s'ils avaient eu l'occasion d'apercevoir un grand type au nez en bec d'aigle surmontant une moustache noire. Les uns répondaient aimablement, les autres envoyaient promener les questionneurs — sauf quand il s'agissait de McClostaugh ou de Tyler — si bien que cette enquête menée au nom de la justice se terminait parfois dans de fameux pugilats et des réconciliations dont le commerce de Ted Boolitt ne se trouvait pas mal du tout. Les trois veuves, de leur côté, parcouraient la ville en tous sens pour affirmer que l'agitation était due à Imogène McCarthery, cette fille sans pudeur qui, pour arracher celui qu'elle aimait au bourreau, remuait ciel et terre. Elles ajoutaient, sans avoir l'air d'insister, qu'elles étaient surprises de constater que des hommes aussi respectables que les gentlemen de la police de Callander puissent se mettre au service de cette demi-folle chez qui le whisky avait dû causer de sérieuses lésions cérébrales.
* *
Quoique ce soir-là, sur le Turnhouse Airport, à l'ouest d'Edinburgh, on attendît la venue d'un ministre du Commonwealth qui se proposait d'étudier les différentes sortes de whisky de première qualité que fournissaient les Highlands, l'arrivée d'Imogène détourna l'attention générale. D'abord, quand elle descendit de son taxi, vêtue à l'écossaise de la tête aux pieds, il y eut un moment de surprise et les officiels se demandèrent avec inquiétude si cette surprenante créature était déléguée par un groupe folklorique à moins qu'elle ne soit envoyée pour manifester en faveur ou contre la politique du pays dont on s'apprêtait à accueillir le représentant. Ensuite, quand elle commença à se disputer avec le chauffeur qui l'avait amenée sous prétexte que trouvant le montant de la course positivement scandaleux, elle refusait de donner le moindre pourboire. Les cris montèrent de part et d'autre et dans l'échange des invectives, Miss McCarthery se créa un joli succès. Un public intéressé appréciait à leur juste valeur les injures que les deux protagonistes se jetaient à la tête. Pourtant, Hugh Croe, le conducteur du taxi, était réputé pour avoir la langue bien pendue. Il tint parfaitement sa partie jusqu'au moment où il s'entendit accuser d'être à l'origine du torpillage du cuirassé Royal Oak dans la baie de Scapa Flow en 1939. Alors, Hugh perdit les pédales et au lieu de ricaner, il voulut se justifier :
— En 1939? j'avais dix ans!
Imogène fit entendre son fameux hennissement chevalin avant de crier :
— Piètre excuse!
Le chauffeur en perdit l'usage de la parole et l'héroïne de Callander en profita pour prendre à témoin une assistance enthousiasmée qui se mit à la seconder contre le « traître » ! Ce dernier, livide, descendit de son siège, ôta sa veste et n'osant pas boxer une femme, s'en prit à celui qui se trouvait le plus proche de lui. Bientôt la bagarre dégénéra et l'on se mit à se cogner dessus sans savoir pourquoi, pendant qu'Imogène se retirait. Le chef du protocole de la cérémonie de réception, croyant à une émeute, expédia des forces de police, et fit signe à l'officier commandant la musique de faire jouer ses hommes pour calmer les esprits et sauvegarder la dignité du moment. Mais les musiciens, tout entiers à ce qu'il se passait pas très loin d'eux entamèrent les uns le God Save the King tandis que les autres attaquaient l'hymne du pays dont le visiteur était le représentant. Ce fut une extraordinaire